mercredi 19 juillet 2017

Aix-en-Provence : "Passion de l'Art. La galerie Jeanne Bucher Jaeger depuis 1925" au Musée Granet et le site Mémorial du Camp des Milles.


Au Musée Granet, l’exposition Passion de l'Art. La galerie Jeanne Bucher Jaeger depuis 1925 évoque très intelligemment neuf décennies d’une galerie autour des artistes qui l’ont faites, en lien avec sa créatrice Jeanne Bucher et ses successeurs Jean-François et Véronique Jaeger. Passion de l'art (site du Musée Granet)

Nicolas de Staël, Paysage de Sicile, 1954 (@galerie Jeanne Bucher Jaeger)
Le parcours est organisé chronologiquement en trois parties, soulignant les partis pris le plus souvent audacieux des trois galeristes, mais aussi leurs liens (le rôle de l’Asie depuis Jean-François Jaeger par exemple). 

De belles reproductions de photographies issus du fonds d’archives de la galerie éclairent les liens entre les galeristes et les artistes, ainsi que les lieux d’exposition passés.
Photo Bonney @galerie Jeanne Bucher Jaeger
Maria Vieira da Silva, Jean-François Jaeger et Mark Tobey (@Galerie Jeanne Bucher). 
De magnifiques oeuvres profitent de la clarté des salles du Musée Granet : Jean Lurçat (une toile et une tapisserie liées aux premières années de la galerie), Kandinsky, Klee, mais aussi Robert Motherwell ou Mark Tobey, puis Nicolas De Staël, Maria Elena Vieira da Silva, Árpád Szenes, Fermin Aguayo, Jean Dubuffet, Gérard Fromanger, Roger Bissière mais aussi les Chinois Chen et Yang Jiechang, Fabienne Verdier ou Paul Wallach, ainsi que des incroyables sculptures d’art premier. 

Gérard Fromanger, Florence, Rue d'Orchampt, 1975 (@Galerie Jeanne Bucher)
L'an dernier la peinture américaine (Pop art) avaient évidemment eu un succès tel qu’il y avait la queue devant le musée et que nous avions laissé tomber pour attraper notre train.

Cette fois-ci, la galerie est agréable à parcourir, même s’il y a des visiteurs. 

Le lendemain, à notre hôtel, la réception explique qu’il y a dans la collection un Picasso dans cette exposition qui, de fait, vaut le coup (je ne pense pas qu’il l’ait vue). Ils enchaînent en évoquant les Sisley exposés eux à l’hôtel Caumont, que je n’ai pas eu le temps de voir. Je pense que Sisley aura la préférence…

Je ne regrette pas mon choix. J’ai fait de belles découvertes notamment celle d’Árpád Szenes, le conjoint de Vieira da Silva qui s’est effacé pour promouvoir sa carrière, ou celle de Fermin Aguayo, qui bénéficie actuellement d’une exposition dans l’espace de la galerie rue de Seine (à Paris). 
Fermin Aguayo, Infante Margarita en rose, 1960-1961. (@Galerie Jeanne Bucher Jaeger).

Jeannine Bucher avait fait de sa galerie un lieu de résistance pendant la guerre (faux-papiers…) et elle a aussi courageusement exposé des peintres « dégénérés » comme Kandinsky. 
Après la guerre, alors que la fresque de ? a disparu au nom « de l’art français », elle fait éditer une série de lithographie fondées sur cette oeuvre. 
Elle a également aidé des peintres enfermés au camp des Milles dont Max Ernst évidemment. 

Cela me fait une transition évidente avec l’émouvante et impressionnante visite de l’après-midi au Camp des Milles, situé dans la périphérie d’Aix-en-Provence.  

Le camp est ouvert en 1939 pour enfermer les « ennemis » de la France (essentiellement des Allemands et des Autrichiens antifascistes, mais aussi des légionnaires, qui, contrairement à 14-18 où ils avaient combattu du côté français, sont enfermés). 

Avec la défaite en 1940, Vichy va y regrouper tous les opposants à l’Allemagne nazie et au régime de Vichy (les antifascistes de toutes nationalités, les communistes en particulier). Du fait de sa proximité de Marseille (et des délégations qui délivrent des visas pour l’Amérique), c’est un camp où certains prisonniers tentent d’arriver). Varlam Fry y a d’ailleurs été emprisonné. 

Une nouvelle phase s’ouvre avec les décrets de Laval sur la déportation des juifs. Les Milles deviennent un camp de transit d’où 2000 juifs ont été déportés (via Drancy) vers Auschwitz. 

Le camp est fermé fin 1942, après l’occupation de la zone libre. Il est réquisitionné par les Allemands qui en font un dépôt de munitions (des balles ont été retrouvées pendant les travaux). 
Au total, plus de 10.000 personnes ont transité par le camp entre 1939 et 1942.

C’est en France, le seul lieu de mémoire quasiment intact, même s’il a fallu trente années pour que le mémorial s’ouvre. 

Mais en plus de l’histoire du lieu et de celle de la mémoire des camps et de la déportation, le Camp des Milles est aussi et surtout un lieu où le projet est d’agir pour lutter aujourd’hui contre le racisme et l’antisémitisme. 

Aussi, ce sont les mécanismes qui amènent au racisme, à l’antisémitisme et au génocide (celui-ci borne la réflexion des chercheurs du Musée; la Shoah, mais aussi le génocide arménien, ou celui du Rwanda sont abordés) qui ont été étudiés et qui sont expliqués dans le dernier parcours. Celui-ci propose aussi de mettre en valeur les processus et les actes de résistance. 

Le Musée s’adresse ainsi à toutes sortes de populations. Des formations sont proposées aux policiers, aux gendarmes de la région. Ils ont également accueilli des jeunes radicalisés en lien avec la PJJ. Bien entendu, ce sont les scolaires qui forment la majorité des 80.000 visiteurs, en particulier dans les quartiers difficiles (à Marseille évidemment, mais pas seulement), ou dans des régions où le FN est fortement installé (Hénin-Beaumont). 
Si au départ il s’agissait surtout de profs d’histoire qui amenaient leurs élèves, aujourd’hui des profs de philosophie, d’arts ou même d’EPS (des sportifs ont été enfermés dans le camp) ont tiré partie du lieu. 

Je pense à la phrase du réalisateur égyptien Tariq Saleh né à Stockholm et auteur du très bon polar Le Caire, confidentiel vu à Paris avant de partir : « Tous les extrémisme, de Daech à Le Pen, nous invitent à monter dans la machine à remonter le temps, mais c’est une illusion ».
Aux Milles, il s’agit de remonter le temps, pour comprendre comment on peut, pour aujourd’hui et pour demain, éviter que le pire ne renaisse, en luttant contre les crispations identitaires. 

Le lieu a en grande partie été préservé (la fabrique de tuiles datant du XIXe siècle a repris après la guerre - les industriels qui avaient arrêté les activités du fait de la crise, ayant même demandé des réparations pour dommages de guerre !). 

Dans le réfectoire des gardiens, les fresques portent à de multiples interprétations. Elles fêtent la nourriture, dans un lieu où l’on a crevé de faim, avec des multiples symboles. Plusieurs artistes les ont produites, mais on ne les authentifie pas toutes avec certitude. 
On retrouve le symbole de la brique qui sert de coussin au dormeur. Par ailleurs, il y a eu à un moment des nains dans le camp. Les spécialistes se demandent s'ils ne figurent pas ici métaphoriquement us forme de légumes. Par ailleurs est-ce que le lutin sur son escargot est une allusion aux lenteurs de la bureaucratie française, ou un symbole lié à l'univers du conte. 
Cette fresque empruntée à la Cêne figure-t-elle la solidarité entre les peuples de la terre en les faisant festoyer ensemble. Il manque derrière eux un homme bien vêtu devant une table où les plats sont vides - est-ce un symbole du juif qui n'est pas invité à la table commune. Dans tous les cas, elle permet avec les plus jeunes un vrai travail sur les stéréotypes. 
Durant la première période, les prisonniers sont vêtus de ces vêtements bleus que l'on retrouve dans cette fresque qui est attribué à Gustav Ehrlich dit Gus ou à un autre peintre allemand. 

Une thèse existe sur les oeuvres peintes dans le camp (en allemand), mais il reste encore beaucoup de choses à découvrir. 

Du fait des artistes enfermés, les Milles ont en effet aussi été un lieu de résistance culturelle et artistique (les peintures du réfectoire en sont un exemple) avec en particulier la reconstitution du cabaret de Berlin Die Katacombe, fermé par les Nazis en 1935, et un « espace théâtral » (le seul disposant d’un peu de lumière et d’espace) où l’on sait que des pièces et des concerts ont été joués. 

En dehors du lieu, le Camp des Milles possède peu d’archives qui ont été éparpillées (les archives documentaires sont plutôt collectées par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah). Mais bien sûr, quand quelqu’un appelle en disant, j’ai vécu l’expérience du camp des Milles, on le fait venir pour témoigner. Beaucoup d’archives se trouvent aux Etats-Unis, comme ces partitions de musique créées pendant les périodes de fonctionnement du camp (1939-1942). 

Le Festival d’Aix s’associe au lieu, mais, il n’est pas évident de trouver des musiciens qui veulent jouer ces oeuvres émanant d’artistes passés par le Camp. Après avoir été qualifié de « dégénérés » une partie a disparu dans la déportation et pour la plupart ils ne sont donc pas très connus en France. 

Dans plusieurs bâtiments annexes, on commence à mettre à jour d’autres oeuvres. On fait actuellement des recherches sur un peintre dont on sait qu’il a tenu une librairie. Mais pour des raisons politiques évidentes, la Fondation du Camp des Milles (liée à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah) s’autofinance à 60%.. Elle n’a donc pas encore pu réaliser les panneaux explicatifs extérieurs, sur le parcours qui est gratuit (exposition temporaire et salle de réfectoire). 
Une fresque mise à jour récemment dans un des bâtiments annexes. 
Le parcours muséal en 3 temps (l’histoire, la mémoire et la réflexion) s’ouvre et se ferme sur deux petits films documentaires. Dans les parties historique et réflexive, le musée alterne les éléments de contextualisation (les grandes dates de la montée de tensions, l’histoire des camps en France, celle de la Shoah ou du génocide au Rwanda, qu’est-ce que le racisme, qu’est-ce que l’humanisme, Comment aboutit-on au génocide en 3 étapes analysées par les chercheurs) et des éléments centrés sur des individus en particulier (des plus connus comme Max Ernst ou Lion Feuchtwanger qui a écrit une histoire du premier camp de 39-40, aux plus anonymes). 

Même si j’ai beaucoup lu sur les camps et les lieux concentrationnaires, c’est la première fois que j’en visite un. J’essaye de me souvenir si c’est à Sciences po pendant mes études que les noms de Gurs, Rivesaltes et des Milles ont résonné pour la première fois. Je pense que oui. Cela coïncide avec la parution des premiers travaux sur les « camps français » à la fin des années 1980.

Le lieu le plus impressionnant et émouvant est le lieu de mémoire où l’on parcourt d’immenses espaces aujourd’hui vides, pour une partie clos et sans fenêtre, qui sont remplis de poussière de calcaire ocre. Ce sont les dortoirs où plusieurs milliers de prisonniers vivaient et dormaient à même le sol sur des paillasses. On imagine parfaitement le froid et le manque de clarté du sous-sol (il y fait frais en plein mois de juillet, mais on respire mal) et plus on monte dans les étages (où dormaient les femmes et les enfants - l’étage sous les combles a été détruit après la guerre), plus on étouffe (il fait 32° dehors). 
C'est ici l''un des deux étages des femmes et des enfants dont certains se sont servis des tuyaux au centre pour éviter le triage. L'atmosphère devait être encore plus étouffante l'été qu'aujourd'hui car un étage supplémentaire existait sous les combles. 
Les 4 latrines permettent aussi aisément de se représenter les problèmes d’hygiène et de promiscuité.

Pas de fenêtres extérieures sur la façade principale du bâtiment. Elles donnent sur la voie de chemin de fer d’où arrivaient et partaient les déportés (un wagon témoin est exposé à l’extérieur du bâtiment et un véritable wagon de déportés est parqué sur la voie). C’est là aussi que durant les quelques jours d’août 1942 où 2000 juifs ont été déportés, que des femmes se sont jetées par les fenêtres avec leurs enfants. 


Nous revenons à pied sous le soleil en coupant la voie de chemin de fer et en longeant l’ancienne gare des Milles. Des hommes jouent à la pétanque sur la terre ocre.




mercredi 10 mai 2017

America after the Fall : paintings in the 1930's at the Royal Academy of Arts



America after the Fall : paintings in the 1930's

L'exposition de la Royal Academy of Art comporte seulement quarante-six toiles toutes venant de collections américaines. 
Après le Musée d'art de Chicago (Art Museum of Chicago), dont est issue une partie importante des oeuvres (18), c'est donc à Paris puis à Londres qu'a été et qu'est montrée cette exposition sur la peinture américaine des années trente.
Son intérêt est aussi lié au fait qu'en plus des musées de New York (Whitney, Moma, MMA) ou de celui de Chicago, ouverts pour la plupart durant ces années de crise, une partie des tableaux viennent de collections d'entreprises ou de musées de petites villes américaines, des lieux où l'on s'arrête rarement, même si l'on a vécu aux États-Unis. 

L'exposition de Chicago, comme en témoigne le catalogue vendu à Londres, était plus importante. Certaines oeuvres n'avaient cependant jamais fait le voyage outre-atlantique, notamment l'iconique "American Gothic" de Wood Grant.

Si j'en crois l'article de Magali Lesauvage dans Libération ("Supports de l'angoisse", 6 novembre 2016) ce sont les mêmes toiles à Paris et à Londres, mais ce n'est cependant pas la même exposition. L'intérêt de ces projets à plusieurs musées est que l'on a finalement plusieurs regards sur le même (ou presque le même) corpus d'oeuvres. 

Celle de Paris se terminait en opposant Hopper à Pollock, comme si l'un annonçait l'expressionnisme abstrait et l'autre restait figé dans les années trente.



Pourtant le futur, ne le trouve-t-on pas plutôt dans l'image très pop-art avant la lettre de Charles Green Shaw qui superpose le chewing-gum Wrigley's avec les lignes abstraites de grattes ciel new-yorkais (Wrigley's,  1937, Art Institute of Chicago) ?

A Londres les deux toiles de Hopper présentes dans l'exposition ferment la première salle. La toile de Pollock (Untitled, 1938-41, Art Institute of Chicago) est elle rapprochée des toiles abstraites (Ilya Bolotowsky, Study for the hall of Medical Sciences mural at the 1939 World's fair in New York, 1938-39, Art Institute of Chicago - copiant Miro, ou les deux toiles d'Arthur Doves, Tree Trunks, 1934 et Swings Music (Louis Amstrong), 1938, University of Virgina) et surréalistes de la dernière salle. Peut-être est-ce d'ailleurs pour cela que son tableau inspiré par Picasso et la peinture murale mexicaine ne m'émeut pas.















Pour moi les interrogations surréalistes de Phoenix de O. Louis Guglielmi (1935), de Philip Guston sur Guernica (Bombardment, 1937, Philadelphia Art Museum), ou bien pire encore, le Mussolini vert et guignolesque de Peter Blume (The Eternal city, 1934-1937) font pâle figure face au génie de New York Movie (1939, Art Institute of Chicago) d'Edward Hopper. Pourtant, en se penchant sur l'histoire de chaque tableau, on s'aperçoit que leur récit politique est passionnant. 


Cette dernière salle (mêlant Looking to the future et Visions of dystopia) montre cependant que loin de s'inscrire dans un seul réalisme pictural, la peinture américaine des années trente et quarante explore toujours des courants abstraits et surréalistes, souvent inspirés par l'art européen. J'avoue que c'est la salle que j'ai trouvée la moins intéressante, même si en plus du Pollock elle contient une toile de Georgia O' Keefe, qui (je vais sans doute choquer certaines personnes) n'arrive pas à me toucher avec ses fleurs tubéreuses et ses crânes desséchés. 

J'ai toujours trouvé fascinantes les histoires racontées par Edward Hopper. Selon l'angle à partir duquel on regarde ses tableaux, on est plongé dans les pensées de cette ouvreuse de cinéma dont la blondeur se reflète dans les lampes du couloir; on est assis avec les spectateurs dans la salle, et on sen sent un peu comme dans la Rose Pourpre du Caire, même si le film projeté pourrait plutôt être Horizons perdus de Capra (Jean-Louis Bourget, "La peinture américaine des années trente. Entre nostalgie et satire", Postif, janvier 2017, p. 69)

Les toiles d'Hopper interrogent les États-Unis des années trente, sans vraiment donner de réponses, même si la crise est bien en arrière-plan comme dans cette station d'essence déserte avec son pompiste triste et solitaire (Gas, 1940, MoMa). 

La présence de la crise est évidemment bien plus prégnante dans les toiles engagées de Philip Evergood ou dans celles d'Alice Neel. Le Dancing Marathon (1934, Blanton Museum of Art) du premier, aux couleurs crues et aux visages déformés rappellerait presque ceux d'Ensor exposés au même endroit il y a peu de temps. Mais c'est évidemment à une autre oeuvre et à un autre film qu'on pense en regardant cette oeuvre : le bouleversant On achève bien les chevaux de Sidney Pollack (1969) inspiré du roman d'Horace Mac Coy (1935). 
America after the Fall semble donc répondre à Revolution : Russian art 1917-1932 qui s'est achevée au mois d'avril à la même RAA. Même si la chronologie diffère forcément (années trente et quarante ici et non 1917-1932), on retrouve les mêmes thématiques enracinées dans un terreau américain. Le peu convaincant Erosion N°2, Mother Earth Laid bare d'Alexandre Hogue (1934, Philbrook Museum) est ainsi placé dans la salle où figurent les toiles rurales et régionalistes, et non avec les toiles surréalistes sur l'utopie et la dystopie. La ruralité et les fermiers (Country life), les villes (City life et New York), l'industrie, le progrès et la crise (Industrial life), l'Amérique éternelle (Looking to the Past) semblent répondre à leurs homologues soviétiques, même si ce sont les dancings, les cinémas et les fêtes foraines qui correspondent aux parades de gymnastes soviétiques.

Parmi ces toiles, les deux tableaux de Reginald Marsh utilisant la technique a tempera sont intrigants (In Fourteenth Street, 1934, MOMA et Twenty Cent Movie, 1936, Whitney Museum of Americain Art). En effet, utilisant le medium de la Renaissance, celui que Michel-Ange ne voulut pas abandonner pour l'huile pour peindre les plafonds de la Sixtine, elles semblent reproduire les images de la presse hebdomadaire illustrée à grand tirage. On y retrouve le caractère très sexuel des personnages féminins des films hollywoodiens avec des blondes platinées ressemblant à Mae West ou Joan Russel. Pourtant le film à l'affiche est censé se passer en Russie (We live again de Rouben Mamoulian adapté de Tolstoï).

Quant aux allégories à Staline ou à Lénine, on pourrait les mettre en parallèle avec l'ambigu American Gothic, ou plus classiquement avec le beau portrait du leader syndical Pat Whalen peint par l'artiste "liberal" Alice Neel (1935, Withney Museum of American Art, don d'Hartley Neel). 
La critique sociale de cette Amérique des années trente forme ainsi l'un des principaux angles d'attaque de l'exposition. Si le couple afro-américain bien mis se promenant dans Harlem (William H. Jonhson, Street Life, Harlem, 1939, Smithsonian American Art Museum) ne dénonce pas ouvertement la ségrégation raciale, ce n'est pas le cas de Roustabouts (sur le travail des Afro-américains dans les dock, 1934, Worcester Art Museum) et surtout d'American Justice de Joe Jones qui fut un temps un communiste engagé (1933, Columbus Museum of Art, Ohio). Cette dernière oeuvre violente montre une femme noire violée par des membres du Ku Klux Klan. On retrouve aussi cette critique dans ce tableau de marins avinés et de prostituées (Paul Cadmus, The Fleet's in, 1934). Il fait aujourd'hui partie des collections de l'US Navy, alors que celle-ci avait vivement protesté quand il avait été exposé dans les années trente.




On la retrouve enfin, encore plus explicite (et marxisante) dans un tableau qu'on pourrait qualifier de "surréalisme réaliste socialiste" : Phoenix (1935, Sheldon Museum of Art, University of Nebraska). Les ruines fumantes du premier plan mettent en effet en valeur le nouveau phoenix : Lénine. On est alors très loin de l'American Dream*. 
Même si elles ne sont pas accrochées ensemble cette toile s'oppose ainsi à celle de Charles Demuth, Home of the Brave (1931, Art Institute of Chicago, le titre vient des paroles de "The Star-spangled Banner" devenu l'hymne national officiel la même année, don de Georgia O' Keeffe)

On a aussi cet antagonisme dans les toiles de Charles Sheeler qui peint lui une Amérique industrielle triomphante. Pourtant, ses compositions très architecturales pourraient paradoxalement faire penser aux photos constructivistes d'usines soviétiques, si le trait n'était pas si précis et réaliste, et si l'Homme ne semblait pas tout petit devant la machine. Pendant que certains peignent des oeuvres inspirées par une critique sociale marxiste, d'autres comme Sheeler exaltent la puissance industrielle américaine dans des peintures de commande (Ford Collection). C'est le fondateur de la revue Fortune, qui avait évolué dans un sens favorable aux industriels, qui commanda ces toiles à Sheeler pour montrer la puissance américaine à la veille de la guerre
American Landscape, 1930, MoMa
Suspended Turbine, 1939, Dallas Museum of Art
Au premier abord, la critique semble pourtant absente de la salle qui célèbre la culture rurale et régionaliste américaine. Ce mouvement dit régionaliste, qui regroupe des artistes comme Duncan Wood, John Stewart et Thomas Hart Benton (qui sera ensuite un professeur de Jackson Pollock), encense la terre américaine et évoque la nostalgie des colons. La nature est un symbole d'espoir et de régénération. Duncan Wood serait ainsi le chantre de ce Régionalisme, celui qu'on retrouve dans Fall plowing (1933, John Deere Collection) ou dans Young corn (1931, Cedar Rapids community School District, Cedar Museum of Art).
On retrouve ce patriotisme rural, ancré dans des valeurs puritaines, celles de La Petite maison dans la prairie (le roman est l'un des grands succès éditorial de l'époque) avec son folk art, son mobilier shaker et ses "rugs" faites à la main dans Charles Sheeler, Home, Sweet Home (1931, Detroit Institute of Arts). Il y a aussi les fêtes villageoises où les rôles féminins ne semblent pas avoir changé d'un iota depuis l'arrivée des premiers colons comme dans le Thanksgiving de Doris Lee (1935, Art Institute of Chicago). Une partie de ces toiles sont d'ailleurs des commandes du gouvernement du New Deal pour documenter l'Amérique en crise, même si elles n'ont pas toutes la crue réalité des photographies de Walker Evans dont on peut voir actuellement une exposition au Centre Georges Pompidou.
https://www.centrepompidou.fr/cpv/resource/cR8xxqM/rnK99qb



On pense alors à d'autres toiles qui témoignent bien de ces années où les postes et les "Town Hall" s'enrichissent de multiples et paisibles représentations de paysages américains et de scènes historiques (comme les muraux réalistes de Dalhov Ipcar ou d'autres artistes, ci-dessous). 
 "On the Shores of the Lake", 1939, Dalhov Ipcar. 
  "Cowboy Dance", Jenne Magafan, 1941. Anson, Texas post office.
"Great Smokies and Tennessee Farms", Charles Child. Dans le hall de la U.S. Post Office de Jefferson City. 
Mais certaines de ces oeuvres "pastorales" sont bien plus complexes. C'est le cas du tableau réaliste (voire socialiste réaliste) de Paul Sample, Church Supper (1933, Springfield Museum), où la tristesse et la fatigue se lisent dans la plupart des visages. 
C'est aussi le cas d'une partie des tableaux de Duncan Wood. Il y a d'abord, ce tableau placé dans la dernière salle qui reprend les vallons ruraux de ses toiles bucoliques. Mais Death on the Ridge Road (1935, Williams College Museum of Art) met en scène une collision qu'on voit arriver avec effroi. De Duncan Wood, la plupart connaissent son American Gothic sans vraiment connaître le reste de son oeuvre. C'est du moins ma principale découverte personnelle. 
Acheté par le musée de Chicago dès 1930, American Gothic est toujours admirée par certains comme célébrant cette Amérique éternelle, sûre de ses valeurs bibliques et terriennes et résiliante face à la crise qui touche de plein fouet les zones rurales des États-Unis.
L'oeuvre est aussi connue pour les multiples détournements dont elle a fait l'objet, les modèles de Wood ayant même par le passé attaqué le magazine Playboy en justice pour la "copie" du tableau où ils figuraient nus. Mais en regardant d'autres toiles de Wood qui figurent dans l'exposition, on ne peut que s'interroger sur ses arrière-pensées.
Après un séjour en Europe dans les années vingt, le peintre décide de peindre l'Iowa de son enfance. Il a été aussi influencé par les oeuvres de Dürer de Memling et d'autres peintres européens.

Peint-il réellement le bonheur tranquille des campagnes américaines ?
En 1937, il fait la couverture de la réédition de "Main Street" de Sinclair Lewis dont il cite les propos pour parler de sa région natale. On ne cite pas Sinclair Lewis par hasard, ou du moins sans avoir une relation tourmentée avec ses origines.
C'est après être passé devant cette maison "gothique" lors d'un voyage en voiture dans l'Iowa, qu'il a décidé de peindre cette toile.

Il faut aussi ajouter que le couple mis en scène dans le tableau n'est en rien un couple de fermiers. Il s'agit de la soeur cadette du peintre (elle a 31 ans à l'époque) et de son dentiste !Wood leur avait demandé de prendre de vieux habits pour mieux coller à l'esprit du tableau. Sa soeur avait donc déniché une robe appartenant à leur mère dont la frise en dessous du col rappelle celle de la bordure du toit de la maison. Est-ce lié au succès de l'oeuvre ? Ce type de vêtement aux finitions en croquet est revenu ensuite à la mode.
Les modèles posant devant le tableau en 1942. 

Par ailleurs, certains des critiques d'art spécialistes du peintre sont aujourd'hui persuadés de l'homosexualité du peintre décédé d'un cancer en 1951.
Est-ce pour se moquer ou pour tenter de s'intégrer aux communautés paysannes plutôt conservatrices qu'il s'habille avec la salopette en jean des travailleurs comme son ami John Stewart Curry ? On sait aussi qu'à l'époque, comme d'autres régions rurales, les campagnes de l'Iowa sont touchées par la crise et que l'exode rural se renforce.

C'est sans doute parce que je suis influencée par ma lecture de la correspondance de Tchékov. Mais il me semble que le rapport à la terre que Wood devait entretenir avec les campagnes de l'Iowa devait ressembler à celui qu'entretenait l'écrivain russe avec les campagnes de l'Empire tsariste : un mélange d'amour et de mépris, voire de dégoût. Dans les années trente aux Etats-Unis il était aussi plus facile et moins cher de vivre à la campagne, même si le côté bucolique des vallons cultivés ne devait pas cacher une réalité plus dure et misérable que celle évoquée par Young Corn.

On retrouve encore cette ironie, encore plus mordante, dans son Daughters of the Revolution (1932, Cincinnati Art Museum). Devant une reproduction de la  toile d'Emmanuel Leutze (George Washington crossing the Delaware, 1851, Columbia University) trois vieilles dames lèvent leur tasse de thé en l'honneur du héros fondateur, avec un air digne et fier. On entend presque la voix amusée de Wood nous disant : voilà ce qu'est devenue cette Amérique mythique. Est-ce réellement pour cela que tant de soldats sont morts ? 

On a aussi me semble-t-il (mais peut-être vais-je trop loin), la même apparence faussement patriotique dans The Midnight ride of Paul Revere (1931, MMA). Cette fois-ci c'est la composition qui nous invite à une double interprétation de ce mythe de l'histoire de la Révolution américaine. Il est possible que je me trompe, mais Revere a l'air de tourner en rond autour de l'Eglise, comme dans une sorte de manège? Il n'a pas vraiment l'air de prévenir les Bostoniens de l'arrivée de l'ennemi anglais. Il semble tourner autour de l'Église, comme tournerait une sorte de ritournelle obligatoire que chanteraient tous les petits Américains.
L'exposition se tient dans les trois petites salles du deuxième étage de la Royal Academy of art. Il manque les extraits de films qui étaient à Paris. On ne peut donc que se féliciter des agrandissements prévus pour les années futures.

*L'American dream est une notion apparue durant cette période sous la plume de l'historien James Truslow Adams (Epic of America, 1931). Pour lui tous les Américains ont la possibilité d'accomplir "leurs potentiels". 


Quelques liens pour compléter : 

La page de l'exposition de Chicago : http://www.artic.edu/exhibition/america-after-fall-painting 1930s
https://www.theguardian.com/artanddesign/2017/feb/26/america-after-the-fall-painting-in-the-1930s-review-royal-academy
https://www.theguardian.com/artanddesign/2017/feb/21/america-after-the-fall-review-us-art-wall-street-crash-grant-wood
https://www.thetimes.co.uk/article/exhibition-after-the-fall-at-the-royal-academy-68jsfgfnn
http://www.theartsdesk.com/visual-arts/america-after-fall-royal-academy

Sur Joe Jones : https://www.stlmag.com/arts/A-Working-Class-Artist-is-Something-to-Be/
Sur Paul Sample : http://www.sullivangoss.com/sample_paul/
Sur O. Louis Guglielmi : https://bjws.blogspot.co.uk/2012/10/1930s-americas-great-depression-o-louis.html
Sur Charles Green Shaw : http://www.artic.edu/blog/2016/06/14/inside-america-after-fall-wrigleys-gum
Pour certains des tableaux, la traduction résumée du catalogue américain est sur : https://www.facebook.com/rachel.mazuy/posts/302627073527503?pnref=story